Plus = mieux : la confusion du Temps
La conception occidentale contemporaine du temps est fondée sur une énorme confusion – récente – que je résume à l’équation : plus = mieux.
Le temps plein
Je m’explique. Plus se rapporte à la quantité : l’amoncellement, l’accumulation, l’avoir. Mieux se rapporte à la qualité : l’amélioration, le progrès, la recherche d’excellence.
Appliqué au temps, cette fallacieuse équation nous dit ceci : le temps ne vaut que s’il est plein. Plein de choses, plein d’actions, plein d’événements, plein de mouvements. D’ailleurs, les mots du langage courant expriment avec force cette boursouflure du sens, du plus égale mieux, l’usure de l’extrémisation, l’abus du superlatif : tout est « trop bien », « trop sympa », « oufissime ». Plus aucun artiste ne sort un album ou une chanson, il sort un tube ou un mega-hit. Plus aucune société de production ne sort un film, elle sort le meilleur film depuis …, le meilleur film de …, le film avec 4 nominés ou récompensés aux Oscars. Et plus aucune affiche ne peut sortir sans 4 ou 5 étoiles jaunes et sa citation dithyrambique, de quelques médias la plupart du temps inconnus, pour dire qu’avant même sa sortie, ce film est déjà un succès, que vous êtes un loser si vous n’allez pas le voir ; c’est déjà un classique, c’est déjà LE plus grand classique de tous les Walt Disney, etc…
Bref, vous avez compris, on nous saoûle jusqu’au vertige de plus, toujours plus. Le temps, qui est un impensé aujourd’hui, se limite à son instrument de mesure quantitative : l’heure donnée par un smartphone, ou une montre. Le temps ne serait qu’une quantité de minutes et d’heures à occuper. Et c’est là que notre équation entre en jeu pour expliquer le biais inconscient qui nous bourre le crâne sans discontinuer : le temps doit être rempli parce que c’est ainsi que vous vous sentirez mieux, que vous serez une meilleure personne, que vous serez mieux évalués sur les réseaux sociaux.
Le temps vide
Mais peut-on remplir éternellement le temps ? Peut-on courir après lui ? Une fois que les 24 heures d’une journée ont été occupées, que peut-on faire de plus ? C’est tout le combat des outils de productivité, et tout le monde (ou presque) se fait leurrer : leur objectif n’est pas de vous faire gagner du temps, mais de faire les choses plus vite pour pouvoir en faire plus, pour remplir le temps avec encore plus de choses. Parce qu’aux yeux des standards sociologiques, c’est ce qui est attendu. C’est bien d’être occupé, vous contribuez à la communauté, vous créez de la valeur et du lien social.
Je repose ma question : peut-on remplir éternellement le temps ? Une sagesse ancienne nous donne une réponse qui devrait être tellement évidente : lorsqu’un vase est plein d’eau, pouvez-vous ajouter une goutte de plus ? Non, ce n’est pas possible. La seule manière d’ajouter quelque chose déjà plein – et c’est précisément là que nous en sommes aujourd’hui, au travail ou ailleurs – c’est d’abord de le vider. Le plein appelle le vide. Une fois le vide créé, l’espace temps libéré, le plein peut se remettre en mouvement. C’est le vide qui donne naissance au plein. Ce n’est pas le plein lui-même qui s’auto-engendre. Il faut créer du vide pour créer du plein, jusqu’à ce que le plein appelle le vide, à nouveau. Notions duales et vivantes. Ne consacrer son temps qu’au plein est, au mieux, une folie, au pire, un suicide. Notons que ne consacrer son temps qu’au vide est également une folie et un suicide. Le temps est rythmé alternativement et harmonieusement de plein et de vide.
Puisque nous ne savons que trop faire le plein, accordons au vide l’espace d’une question : Qu’est-ce qu’un moment vide ? Un moment de mieux, pour reprendre notre équation, et non un moment de plus. Un moment de qualité, un temps immatériel, donc. Relire Éloge de l’oisiveté de Sénèque, qui définit l’oisiveté comme un refus des activités matérielles, et comme une indispensable activité de l’esprit essentiel au bonheur de l’humain. Sénèque prône la contemplation de la nature et du monde, pour en saisir l’essence, la vérité, s’en nourrir et grandir.
Quelles implications dans notre vie quotidienne et au travail ?
J’en vois trois :
- Prendre le temps intérieur de la découverte de Soi. Passer du Chronos (le temps de la durée, celui qu’on mesure) au Kairos (l’instant présent), puis à l’Aïon (le temps de l’Esprit, du Devenir et de l’Eternité).
- Les organisations doivent changer leurs indicateurs et mesurer autrement la performance pour créer les espaces-temps de vide. Par exemple, ne plus mesurer la croissance du PIB (ou du chiffre d’affaires), mais mesurer l’équilibre entre la surconsommation des ressources écologiques, et le déficit social de redistribution des richesses (Kate Raworth – Conférence TED « A healthy economy should be designed to thrive not grow »)
- La performance n’est pas la somme des choses faites dans une journée. Une fois atteinte la saturation – et elle est atteinte à peu près dans toutes les organisations aujourd’hui – cette somme dégrade la performance, régie comme tout phénomène par une loi de distribution ou courbe de Gauss qui, après être passée par un optimum – la saturation – se dégrade rapidement. Faire moins de choses est donc salutaire pour retrouver de la performance et de l’efficacité. Je précise faire moins de choses, et non pas seulement faire une chose à la fois sans se disperser. Cette étape ne suffit pas, elle est un outil de productivité. Il faut créer du vide et autoriser les équipes à ralentir. C’est comme sur ces vieux postes de radio où, pour trouver une station, on déplaçait un curseur à l’aide d’un bouton molleté jusqu’à ce que les crachouillis s’éclaircissent et avant qu’ils ne réapparaissent. Trouver l’optimum, c’est régler l’équilibre.
Et si on s’écoutait un peu de musique, sans rien faire, histoire de faire un peu de vide dans nos journées surchargées ?