Le pic de performance est pour bientôt
Où il est dit que les entreprises se trompent grandement dans leur conception de la performance, et que des phénomènes de régulation se déclenchent hors de leur contrôle, et contre la performance.
L’histoire de Stéphane
Stéphane est responsable de production, il a sous lui près de deux cents opérateurs, des cadres et des agents de maîtrise pour encadrer ses équipes. En plus de la réunion de direction qui dure quatre heures tous les lundis après-midi, il participe au point production quotidien, qui dure entre une heure et une heure et demie tous les matins. Il est membre de trois groupes projets : un premier sur la mise en production d’un nouveau produit, un second sur les investissements industriels et un troisième sur les achats. Lorsqu’on lui demande un rendez-vous, Stéphane se retrouve face à un casse-tête : son agenda est déjà plein. Tellement plein que, non seulement il n’a pas de mou pour laisser place à l’imprévu ou à quelque chose qui l’intéresse. Il n’a pas non plus de latitude pour le moindre dérapage sur la durée des réunions qui s’enchaînent. Le résultat est qu’il ne parvient plus à tenir un nombre conséquent de ses engagements. Et Stéphane n’aime pas ça. C’est un manager responsable, habité par l’amélioration continue, qui donne toute son énergie à son travail et à ses hommes, qui fait évidemment bien plus d’heures que le cadre légal, qui a le sens du devoir et du travail bien fait.
Sauf qu’il ne peut plus. Il s’épuise à courir tous les lièvres qu’on lui donne à courir à la fois.
Les individus régulent, quoiqu’il arrive
Stéphane a commencé à réguler sans s’en rendre compte : il ne prépare plus les réunions et découvre le sujet en s’installant autour de la table, où chacun est en train de pianoter sur son ordinateur portable ; il ne lit plus tous les compte-rendus – quand il y en a – ; il passe de moins en moins de temps sur le terrain auprès de ses équipes ; il rend de plus en plus de dossiers en retard, il y en a même plusieurs qui s’empilent qu’il n’a pas pu regarder. En ne rendant pas ses dossiers dans les temps, il s’est aperçu qu’il n’était pas systématiquement relancé, loin s’en faut. Il s’est dit qu’il ne devait pas être le seul dans son cas, puis il a repéré ceux qu’il ne fallait pas louper, plus les deux ou trois autres personnes qu’il respecte et pour qui il a envie de faire un effort. Pour le reste, ça attendra.
Une organisation qui n’a plus de mou est une organisation en danger
Comment déterminer ce point de saturation ? Il dépend du seuil en dessous duquel les individus cessent de consentir à renoncer à leur bien-être, leur qualité de travail, ou leur santé au travail. Ce seuil n’est pas le même pour tout le monde. Certains l’atteindront bien avant Stéphane, d’autres peut-être plus tard, en fonction de leur niveau d’engagement, de leur capacité d’endurance physique et psychologique, de leur expérience et de leur éducation. Mais gardons à l’esprit que s’il n’y a pas régulation consciente, c’est que la personne prend sur elle. Jusqu’au moment où, pour relâcher la pression, c’est le corps qui s’exprimera à sa manière et à divers degrés, allant du simple coup de gueule aux accidents de santé, et pour les cas les plus graves, au burn-out ou au suicide.
Lorsque l’organisation ne fournit pas de cadre commun pour une régulation coordonnée – on parle ici notamment de vision, de valeurs, de priorités stratégiques et opérationnelles communes -, les individus régulent par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Les intérêts et les règles de chacun étant bien évidemment différents, les conflits internes jaillissent vite entre des silos de plus en plus nombreux, des équipes qui se referment sur elles-mêmes, doutant des autres d’autant plus que les espaces d’échanges se réduisent, que les priorités divergent et que les équipiers se méconnaissent. A un moment, l’entreprise bascule dans un fonctionnement de manière mi automatique mi anarchique, chacun avec le sentiment d’être débordé, d’en faire plus que les autres, et surpris, agacés, frustrés de découvrir que tous les efforts produits ne sont ni efficaces ni récompensés.
Réguler en conscience, sans se voiler la face
Comment Stéphane en est-il arrivé là ? Qu’est-ce qui s’est mis à l’oeuvre, consciemment ou inconsciemment dans l’organisation pour en arriver là ? Peut-être l’idée fausse que c’est de la responsabilité de chacun de se débrouiller à absorber sa charge, sinon c’est qu’on est incompétent. Ou la confusion entre faire plus et faire mieux.
Ou la croyance que réguler est une perte de temps et qu’il faut avancer vite, peu importe la manière. Personne n’est irremplaçable après tout. En oubliant que plus on ouvre de sujets en parallèle, sans ajuster les capacités, les savoirs et l’engagement de l’organisation à les traiter, plus il en reste sur le bord de la route, inaboutis, inachevés.
Ou enfin, c’est peut-être de vivre dans une culture qui conçoit la performance comme la finalité de l’entreprise. Il est probablement temps de passer à une culture de l’entreprise collaborative, participative, aux organisations ad hoc, centrées sur l’adaptation permanente au flow dans lequel l’entreprise vit. Et où la performance n’est plus le but, mais la conséquence d’une certaine manière de faire fluide, simple et épanouissante.