L’utile et le subtil
Par Dr Marie Christine Kayal-Becq, Anesthésiste Réanimateur, APHP
Médecin Anesthésiste réanimateur depuis plus de 25 ans, j’ai choisi un métier où apaiser la souffrance et lutter contre la douleur sont l’une des principales missions. Ce n’est donc pas un hasard si la montée des tensions dans l’univers hospitalier, et tout particulièrement au cœur du bloc opératoire, m’a violemment interpellée ces dernières années.
« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous” disait Paul Eluard. Ces rendez-vous ont eu lieu. À l’occasion de la lecture de « Global Burnout » du philosophe Pascal Chabot, le trait d’union était fait, l’équation paradoxale résolue…..la souffrance au travail dans un contexte d’accélération sociétale, des professions à risque, une maladie de civilisation et la recherche de la métamorphose.
Pascal Chabot est venu faire une conférence sur ce burn out sociétal en 2013, dans le département d’Anesthésie réanimation de l’hôpital Saint Louis à Paris, où je travaille. Il était accompagné par le réalisateur Jérôme Lemaire. Pour eux, la mise en lumière dans l’univers hospitalier semblait évidente car la matière était là : un bloc opératoire commun, plusieurs spécialités chirurgicales de pointe, de nombreux corps de métiers en tension, de moins en moins d’anesthésistes et des objectifs institutionnels d’optimisation. Une dimension quasi théâtrale était réunie avec une unité de lieu, de temps et d’espace.
Le chemin cinématographique a duré 4 ans et le film « burning out » dans le ventre de l’hôpital est sorti sur les écrans en 2017, montrant sans masque le quotidien tendu des soignants au bloc opératoire, les difficultés des dirigeants médicaux et administratifs qui cherchent désespérément des solutions pour apaiser les tensions. L’objectif est de « faire encore plus de malades», plus vite, dans une période de pénurie de personnel, équation rapidement machiavélique si on souhaite conserver la qualité et la sécurité de prise en charge que nous nous devons d’apporter à nos patients. Mais il n’y a pas de parti pris dans la vision de Jérôme Lemaire, ce n’est pas un western avec les bons et les mauvais. C’est bel et bien le diagnostic d’une maladie de système dont les premiers symptômes sont le morcellement du collectif et la perte de sens entrainant la souffrance au travail.
Il n’y a pas de solution radicale non plus à cette problématique complexe, largement étudiée ; bien des mots ont déjà décrit ces maux. Aujourd’hui les principaux indicateurs de fonctionnement d’un bloc opératoire sont des indicateurs de performance, dit au juste coût. Cette gouvernance par les nombres permet sans rentrer dans le détail, de rationnaliser, de comparer et d’améliorer les couts de productivité des soins. Ce rapport à l’efficience dans le soin semble déboussoler le système et les protagonistes tout corps de métier confondus cherchent le sens de leur métier dans un univers consciencieusement morcelé.
Le bloc, avec ses codes et ses traditions, est encore aujourd’hui, ne l’oublions pas, le cœur symbolique d’une communauté humaine unie pour soigner l’humain. La réorganisation légitime du travail dans la fonction publique hospitalière ne doit pas occulter cet aspect. C’est probablement cette dimension malmenée, violente et fragile à la fois qu’éclaire le film. C’est en cela que « burning out» est une métaphore de la souffrance au travail dans notre société. Il faut réinventer le rapport humain dans nos organisations du travail et dans le collectif. La bienveillance aussi nécessite du courage. C’est un acte de foi.
Je remercie infiniment le philosophe Pascal Chabot et le cinéaste Jérôme Lemaire pour leurs regards croisés et éclairants.