Les conséquences d’une vision non partagée de la performance
Histoires de coopérer : une série d’articles sur la coopération en entreprise
Des indicateurs qui voient rouge : où l’on voit comment frustration et démotivation peuvent se développer à partir d’une vision non partagée de la performance
Cette entreprise n’est manifestement pas en train de sombrer dans la non-performance et les problèmes qualité. Bien au contraire ! Pourtant la plupart de ses indicateurs de production sont au rouge. Alors, d’où vient ce décalage entre la réalité et les indicateurs censés la refléter ? Et quelles incidences sur les coopérations ?
La situation
À l’entrée de l’atelier, sur le tableau d’affichage, une feuille attire le regard. c’est la synthèse des indicateurs de production. Les deux tiers d’entre-eux sont pratiquement dans le rouge ! Un des responsables commente : « Ça nous a posé des problèmes avec l’audit qualité la semaine dernière. Il nous a été demandé de préciser quelles actions correctives allaient être mises en place. » Dans le cadre de notre étude-action, nous proposons de chercher à mieux comprendre le sens et les impacts de ces indicateurs. Nous réunissons, dans ce but, les différentes personnes concernées (opérateurs, manageurs, fonctions support). Pas pour chercher un coupable, mais pour discuter du sujet.
Dès le début de la réunion, un sentiment diffus nous frappe, une tension qu’il nous semble percevoir entre, d’un côté, la volonté que le management soit ouvert et participatif et, de l’autre, l’impression d’une faible adhésion des salariés aux pratiques managériales. Les manageurs ne comprennent pas pourquoi malgré leur bonne volonté les opérateurs ne s’impliquent pas davantage pour rendre leur entreprise toujours plus performante. Cette tension se cristallise en particulier autour des « temps rouges ». De quoi s’agit-il ?
Pour la direction, les temps rouges sont des temps sans valeur pour la production qui permettent d’expliquer l’écart entre la production prévue et la production réelle. Du côté du responsable Lean, les choses semblent également claires : « Le client achète du temps vert : les opérations productives à valeur ajoutée… L’improductif, c’est du rouge ! » L’opérateur souligne, lui, ce qui lui semble incohérent : « On nous demande de faire attention au nettoyage, au rangement, d’aller aux réunions d’équipe etc. Mais ces temps sont comptés en temps rouges… et en même temps, on nous dit qu’il faut réduire les temps rouges ! » Quel est donc le message perçu par cet opérateur ? La propreté, le rangement, la communication entre les équipes ne seraient donc pas des éléments de la performance ?
Dans cette entreprise, le management des « temps rouges » ne conduit pas à du « flicage » ; il est rare que des reproches individuels soient adressés sur ce sujet aux équipes. Mais tiraillés de ne pouvoir atteindre les objectifs, certains opérateurs vivent tout de même mal les tensions liées à un tel affichage. L’un deux souligne cependant que le problème se situe ailleurs : « Sur certaines lignes, la production est de toute façon trop difficile à tenir ! » Cette remarque en suscite d’autres, de la part d’opérateurs, comme de manageurs ou de techniciens méthodes : « On fait remonter les problèmes pour réduire les temps rouges mais on a peu de retour, c’est démotivant. », « Parfois les chronos ont été faits sur 1 heure. Ils ne sont pas tenables sur 8 heures… », « On ferait mieux de baisser l’objectif de production plutôt que de rester dans le rouge en permanence ».
Un manageur renchérit : « Si les équipes ne partagent pas les objectifs affichés, si elles les jugent intenables, il n’est pas étonnant qu’elles perçoivent tout le reste de manière négative… »
Au fur et à mesure des commentaires, le tableau s’éclaire : le problème réside moins dans les temps rouges en eux-mêmes que dans leur persistance sans qu’il semble possible aux opérateurs d’y remédier. Pire, les opérateurs ont déjà émis des remarques, signalé des problèmes sans qu’il y ait de corrections. Ils ont l’impression que ce qu’ils disent n’est pas intéressant puisque personne n’en fait rien ! Et dans ce cas, autant se taire…
Les suites
A la fin de la réunion, le mystère du « tableau des indicateurs qui voit rouge » est résolu : les indicateurs restent au rouge parce que personne ne prend la peine de traiter les problèmes qu’ils mettent en exergue – qu’il s’agisse d’un écart au standard ou d’un mauvais standard. Ce statu quo s’est construit sur un malentendu persistant entre la direction et les opérateurs, sur une définition non partagée de la performance et de la valeur ajoutée. Une fois ces fils dénoués, la nécessité s’impose de créer un dialogue sur le sens de la performance et de résoudre les problèmes, au plus près du terrain.
Décryptage
Partager une définition et une mesure cohérente de la performance
Certaines entreprises peuvent considérer le fonctionnement participatif comme un investissement au service de leur performance, et dans ce cas, il semble illogique de le compter comme un temps improductif. Dans cette histoire, on peut se demander s’il est pertinent de manager la performance en production via un indicateur unique (les « temps rouges ») intégrant à la fois des temps non productifs – mais voulus et supposés bénéfiques pour l’entreprise (par exemple le nettoyage ou l’association du personnel à certaines réunions), et des pertes de productivité liées à des aléas techniques ou organisationnels.
Ajuster les objectifs aux contraintes réelles de production
La question de la définition des objectifs de production est abordée ici. Est-il possible de conserver un climat de confiance dans l’entreprise sur la base d’objectifs jugés inadaptés par les personnes concernées ? La manière dont les objectifs sont, dans une entreprise, régulièrement discutés et adaptés aux contraintes réelles de production est importante. Si par exemple, malgré des efforts d’amélioration, un objectif s’avère inatteignable à moyen terme, est-il pertinent de le maintenir pour l’équipe ou l’atelier ? Est-il possible de manager positivement une équipe avec des indicateurs voués à rester « rouges » ?
Et vous ?
Cohérence du discours managérial
- Avez-vous le sentiment que la vision de la performance de la direction est cohérente avec les préoccupations des différents services ? Avec les différents projets internes ?
- Avez-vous le sentiment que les salariés perçoivent cette cohérence ?
- Ces sujets sont-ils discutés au sein du comité de direction ?
Définition des objectifs de production
- Comment sont fixés vos objectifs de production ?
- Sont-ils testés sur une courte durée ou sur une journée complète ?
- Les opérateurs et/ou manageurs de proximité sont-ils associés ?
- Ces objectifs tiennent-ils compte de la diversité des opérateurs (nouveaux, seniors, hommes-femmes, gauchers…) ?
- Est-il facile pour les équipes de proposer d’adapter ces objectifs si elles rencontrent des problèmes ?
Choix des indicateurs de management de la performance
- Vos indicateurs de management de la production sont-ils adaptés aux spécificités des services ?
- Qui participe à leur définition ?
- Favorisent-ils une appropriation individuelle et collective des problèmes ou, à l’inverse, génèrent-ils de la méfiance au sein des équipes, entre équipes et avec l’encadrement (pression inutile, phénomènes de démotivation, incompréhension…) ?
Pour (re)découvrir les autres articles de la série « Histoires de coopérer » :
- [HISTOIRE DE COOPÉRER #4] : On avance : prendre du temps en amont pour éviter d’en perdre ensuite
- [HISTOIRE DE COOPÉRER #3] : Le trésor caché : comment trouver des solutions en écoutant le terrain ?
- [HISTOIRE DE COOPÉRER #2] : Entre les mailles : Comment traiter et hiérarchiser les problèmes ?
- [HISTOIRE DE COOPÉRER #1] : La coopération, vers la qualité de vie au travail et la performance
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