Les anglais ont une langue efficace, des mots courts pour exprimer une idée qui prendrait des heures à poser en français. Le slack fait partie de ces mots. Littéralement, le slack c’est le mou, au sens de donner du mou dans une corde qui serait trop tendue.
Que se passe-t-il quand toute l’organisation est tendue ? Ce sont d’abord ses flux qu’on cherche à tendre, en réduisant les stocks et tous les muda qu’a définis le Lean Manufacturing depuis longtemps. Ce sont ensuite les personnes qu’on tend en leur laissant de moins en moins de temps et d’espace pour s’adapter, s’ajuster et répondre aux fluctuations des demandes. Un des principes du Lean énonce que l’amélioration est infinie. En théorie peut-être, dans les faits, on améliore peu : on empile, on augmente la charge, on réduit les ressources. Le Réel n’est pas mécanique et de moins en moins prévisible. On fait ce qu’on peut et quand on a de la chance, on fait de son mieux.
L’idée est la suivante : le monde de l’entreprise est entièrement fondé sur le principe de performance, fondé lui-même sur l’impensé que la productivité croit de manière linéaire et infinie. Pour le dire plus simplement, on croit qu’on peut toujours en demander plus à un nombre fixe de personnes dans un temps donné. Ce qui se traduit souvent par « on peut toujours demander la même chose à un nombre réduit de personnes dans un temps de plus en plus court », ou plus cyniquement par : « on peut toujours demander plus à un nombre réduit de personnes dans un temps de plus en plus court »
Patatras
Cette idée est fausse. La productivité atteint en fait une limite pour régresser ensuite. Cette limite se définit par le moment où il n’y a plus de mou dans l’organisation, la fin du slack. A partir de ce moment-là, plus égale moins. On pourrait arguer que les progrès de la robotisation et de l’algorithmisation repousseront cette limite. J’observe qu’ils la déplacent mais ne la suppriment pas. Cette parenthèse pourrait être le sujet d’un article à part entière, fermons-la pour l’instant.
Il est illusoire de croire que plus on donne de choses à faire à quelqu’un, plus il les fera. L’accumulation des tâches distrait l’attention et disperse l’action. La productivité ou l’optimisation des tâches, le management du temps et de la performance ont tous atteint leurs limites : au-delà de ses limites, l’individu sature et la performance décroît. Pour quelles raisons ?
L’ajustement est un fait, autant le maitriser
L’individu ajuste son activité à ce qui est supportable ou acceptable pour lui. La manière et le niveau où il déclenche cet ajustement sont propres à chacun. Une seule constante : tout le monde ajuste, c’est la sociologie des organisations qui l’a peut-être le mieux observé. On ajuste le rythme, les critères de priorisation, l’ordre d’exécution, les personnes avec qui l’on va travailler. Lorsqu’il y a du mou, l’ajustement est choisi, on a le temps de prendre du recul sur ce qui nous arrive et prendre une décision éclairée, pour nous et nos relations, le plus en harmonie possible avec notre environnement. On peut également supposer qu’on en aura plus envie que si nous devions prendre ces décisions sous la pression du temps et des autres.
Lorsqu’il n’y a plus de mou, nous n’avons plus le choix ni le temps, ni l’envie, de nous ajuster en conscience. L’ajustement n’est plus pensé, l’organisation le subit : on fait comme on peut. Quelle chance a alors le collectif que ces ajustements soient faits au mieux de ses résultats et de sa performance ?
Garder du mou, ou comment gagner du temps en en perdant
Voilà pourquoi une organisation sans slack est une organisation en danger. Le slack mesure la capacité de la cordée – symbole d’une équipe au travail – à défaire les noeuds, à s’ajuster aux conditions désormais toujours plus mouvementées de son environnement. Sans slack, l’organisation est sur la corde … raide.
Comment donner du mou ? Les hommes s’ajustent en se parlant et en sortant la tête du guidon. C’est le devoir de l’organisation de créer ses espaces et ses temps d’ajustement, puis de les rendre fructueux, en formant notamment aux techniques de parole et d’intelligence collective. Lincoln disait : « Que l’on me donne six heures pour couper un arbre, j’en passerai quatre à préparer ma hache ». Une hache justement aiguisée, symbole d’une parole et d’un geste juste, est une bonne manière de couper la corde … et de se donner du mou.