La Compétence Emotionnelle et le Monde du Travail
Par Jean-Luc Christin, membre de l’équipe coeur F-Cube.
Éprouver et « gérer » des émotions serait donc une compétence ? Même si chaque être est doué de sa sensibilité propre, Jean-Luc nous propose ici une lecture différente par la compétence émotionnelle, qui pourrait donc être nourrie, et développée.
Modifier ce qui nous pèse
J’accompagne des salariés sur la compétence émotionnelle et j’ai été surpris de constater à quel point :
- une culture de travail qui attend de ses membres que les émotions soient tenues à distance peut être délétère à la santé ;
- la capacité à faire face à un environnement impactant réside dans une forme de sécurité intérieure, de liberté issue d’une estime de Moi suffisamment solide.
Je ne supporte pas bien de sentir les gens coincés, condamnés à subir un environnement qui n’est pas tel qu’il devrait être. Mon réflexe est systématiquement d’aider la personne à chercher comment elle pourrait agir pour modifier ce qui lui pèse.
J’ai entendu un participant qui accompagne des personnes âgées se dire malmené par le fait de ne pouvoir exprimer un minimum son essentiel à propos d’une personne qui décède, ou qui quitte son institution pour un dernier séjour. Le besoin de cette personne était facilement traductible en actions concrètes : elle avait besoin qu’un temps de l’ordre de 15 minutes soit pris pour que chaque collègue puisse exprimer ce qui lui paraissait important à propos de la personne partie, un temps de recueillement, d’intégration, d’au revoir. Un temps qui évoque ce que William Schutz nomme déclusion : la séparation dans le lien.
A ce besoin, il n’est pas répondu. Il est attendu de ce professionnel qu’il s’en tienne à son rôle, aux contributions prévues (documents avec la famille par exemple) d’une manière contractuelle.
J’ai été particulièrement touché quand, après avoir exposé sa situation en groupe, en larmes, il a demandé pardon pour s’être effondré. A ce moment, aucun hiérarchique n’était présent et n’attendait quoi que ce soit de lui, c’est lui qui avait tellement intégré cette attente qu’il se l’imposait à lui-même. Il participait ainsi à ce qu’il subit, ce qui était probablement le cas également dans ses interactions professionnelles.
Se libérer par le constat que nous générons ce qui nous malmène
Ce constat que cette personne génère ce qui la malmène, loin d’être culpabilisant, est la porte de sa liberté. A partir du moment où elle voit comment elle s’auto-limite elle-même, s’auto-contraint elle-même, peuvent s’ouvrir d’autres options et un jour, d’autres choix.
Cela passera probablement par une demande précise à ses collègues, à sa hiérarchie, ou émergera d’un mode d’ajustement totalement inattendu. Nous touchons ici à la souveraineté de chacun, ce que d’autres nomment son autodétermination, faite d’autonomie ancrée dans une sécurité ontologique suffisamment ferme, dans une estime de Moi solide malgré les déstabilisations.
Cette liberté de chacun n’enlève en rien à la responsabilité légale de l’employeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité, et protéger la santé physique et mentale de ses salariés, il doit être challengé sur le sujet. Tout en exigeant cette protection légale, considérer comment nous participons à notre propre douleur ouvre des champs d’actions impossibles à voir sinon.
S’accueillir en tant qu’humain
Dans la séquence de cet exemple apparaît, nettement il me semble, que ce n’est pas la situation qui déclenche le plus de souffrance, même dans une situation aussi impactante qu’un décès, mais le fait de ne pas pouvoir réagir en tant qu’humain, en tant qu’être vivant, sensible, doué d’éprouvés, d’émotions, capable d’exprimer et de faire face aux difficultés de sa vie.
Je suis intrigué par cette culture qui, de la formation initiale à l’encadrement, prétend tenir à distance la partie vivante des acteurs. Pour ce que j’en ai vu, c’est vrai dans beaucoup d’environnements de travail, dans la plupart même.
Je fais l’hypothèse que si le vécu intime est refusé de la sorte dans certains lieux, c’est plus par difficulté à faire avec, par manque d’une compétence à savoir suffisamment accueillir le vécu humain que par besoin productiviste de gain de temps.
En effet, là où j’interviens, la mise à distance des éprouvés internes a créé des dégâts qui dégradent la productivité, dégradations faites de conflits, de désengagements, d’incompréhensions et/ou de non-dits.
J’en déduis que le besoin, tant pour créer une atmosphère de travail saine que pour être efficace, est de continuer à développer une compétence à accueillir des états émotionnels :
– sans se noyer dans une perte de temps incompatible avec ce qui doit être fait
– ni dans une perte de capacité à faire face qui serait impactante pour tout le monde.
Finalement, le besoin peut être résumé par cultiver le « savoir s’accueillir en tant qu’humain ».
De quoi aurions nous besoin d’autre que de vivre dans un environnement où nous sommes inclus avec toutes nos facettes, où nos vécus sont autorisés ?
Par où commencer ?
Concrètement, cela passe d’abord de soi à soi :
1. Accueillir nos propres émotions, leur donner une légitimité du simple fait qu’elles existent : il n’est pas nécessaire d’expliquer leurs causes pour qu’elles aient le droit d’exister, elles existent sans en demander le droit.
2. Imaginer ce qu’elles sollicitent comme évolution, ce qu’elles attendent comme réponse de notre part
3. Eviter les réponses délétères.
Par exemple, la colère apporte de l’énergie, une capacité d’affirmation, mais elle peut être destructrice ; la tristesse apporte une acceptation, une actualisation de notre monde, mais elle peut entrainer une dépression pérenne ; la peur apporte une alerte, une mobilisation, mais elle peut inhiber et aveugler, la jalousie apporte une envie d’émulation, mais elle peut se transformer en envie de possession, le plaisir apporte de la satisfaction mais peut rendre addict …
Choisir les comportements utiles déclenchés par nos émotions et se méfier de nos réactions dangereuses est une façon de « faire avec les émotions » qui nous permettra d’être là pour nous puis pour les autres,
- sans chercher à les empêcher de ressentir,
- sans non plus apporter à leur place les réponses que leur émotion sollicite.
Une façon d’être ancrée dans une intention altruiste entre humains attentionnés, autonomes et suffisamment compétents émotionnellement.
Bonjour, je pratique la Gestalt-thérapie et je trouve que votre article en est une très belle illustration. Avez-vous suivi ce chemin pour en arriver là ? Le monde émotionnel et le monde professionnel sont encore beaucoup trop cloisonnés et je souhaite que cela évolue. Bonne continuation.
Merci de votre commentaire, Danièle. Oui, Jean-Luc Christin, membre de l’équipe F-Cube et auteur de cet article est praticien en Gestalt-thérapie. Nous cherchons comme vous à faire entrer le monde émotionnel dans le monde professionnel. Au plaisir,