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Le bonheur au travail s’en prend plein la tête

Le malheur au travail serait-il plus acceptable ?

Deux articles à propos de deux livres parus récemment m’amènent à réagir ici. L’un publié sur le site The Conversation (« Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies », par Éva Illouz et Edgar Cabanas) s’en prend par une forme de corporatisme aux praticiens de la psychologie positive qui promeuvent le bonheur au travail ; l’autre dans le Figaro du 4 septembre (co-écrit par L’économiste Nicolas Bouzou et la philosophe Julia de Funès) qui l’affuble du terme d’idéologie bonheuriste, pour proposer à la place de faire moins de réunions et plus de télétravail… Où je me dis que les salariés n’ont pas fini d’en baver au travail…

Triste et vidé

 

De la lecture du premier, j’en suis ressorti triste et vidé. Triste que des charges aussi inutiles soient encore publiées : cet article n’est selon moi qu’une critique presque jalouse d’une catégorie de chercheurs envers une autre (si j’ai bien compris, des sociologues contre les psychologues de la pensée positive). Une guerre de clochers surannée.

 

Ces personnes ne se rendent même pas compte qu’ils sont gouvernés par leur propre idéologie, et qu’ils n’existent qu’en s’opposant à une autre idéologie, ici celle du marché : ils ne produisent aucune idée nouvelle, ne posent aucun constat qui pourrait inspirer et nous faire débattre. Quant à la conclusion, digne de l’époque soviétique, elle m’a tout simplement atterré : « Ce sont la justice et le savoir, non le bonheur, qui demeurent l’objectif moral révolutionnaire de nos vies. » L’objectif moral révolutionnaire de nos vies ? Qui parle encore comme ça aujourd’hui, et qui aurait encore cet objectif ?
Je ne pense pas que le bonheur soit l’objectif de nos vies. Je pense plutôt comme Marc Halevy que l’objectif est notre épanouissement personnel, ou comme le dit Nietzsche : « Deviens l’homme que tu es, fais ce que toi seul peut faire, deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même ». Evidemment, on est loin de la psychologie ou de la sociologie, mais ici dans la spiritualité. Voilà la voie que nous poursuivons chez F-Cube.

On se trompe de débat ?

Le second article porte – entre autres – sur la mode du bonheur à tout prix qui a déboulé dans les entreprises avec son lot de ridicule, de vain, et de séminaires dénués de sens. Les auteurs proposent pour éviter ces dérives, au lieu de faire du bonheur une condition de travail, de considérer la joie comme une conséquence, où à mon avis, on se trompe de problème : ce n’est pas tant de savoir si le bonheur est une condition ou une conséquence du travail qui importe ici, c’est surtout que le bonheur au travail a perdu tout son sens en devenant mainstream, comme tout sujet quand il est rattrapé par le besoin de plaire en masse. Il est ainsi devenu objet de mode, donc objet publicitaire et marketing, une baseline, un gimmick, un slogan. Car un produit grand public doit être simple et rapide pour espérer être rentable. La bascule se produit lorsque les idées deviennent simplistes à force d’être simplifiées.

C’est comme ça qu’un vrai sujet – car le bonheur au travail est un vrai sujet de société – devient du grand n’importe avec des inventions telles que le co-walking, tellement risibles. Le paradoxe ici, par rapport aux autres sujets d’entreprise et de société, c’est que celui-ci précisément a pour vocation de changer les mentalités et la forme, le fonctionnement de nos organisations. Or, celles-ci, par un mécanisme d’autodéfense propre à tous les organismes vivants, absorbent le sujet plutôt que d’être changées par lui pour mieux le digérer et l’évacuer. C’est là qu’il faut sûrement aller chercher l’origine de l’échec des démarches de bonheur au travail, quand elles ne sont pas purement et simplement rejetées avant même d’entrer dans les entreprises.

Au fond, c’est la conception financiariste de l’entreprise qui ne change pas

 

Ok, j’ai moi-même du mal à accoler les mots bonheur et travail. Nous parlons chez F-Cube de bien-être, d’épanouissement véritable des personnes dans leur relation au travail. Et il y a des secteurs, comme celui de la Santé, où ce mot n’est même pas audible, tant les conditions fondamentales de sécurité et de santé au travail sont attaquées chaque jour. Mais le travail de sape à l’oeuvre ici cache mal plusieurs effets dilatoires de ces attaques contre le bonheur au travail :
    • Au fond, le vrai problème, c’est que l’entreprise ne change toujours pas : on regarde le bonheur au travail et la question du bien-être au travers des mêmes vieilles lunettes qui continuent à l’opposer à la rentabilité et la performance. En d’autres termes, le bien-être est un coût et il est vu comme ça par une écrasante majorité. Comme le développement durable, il y a dix ans. Comme la crise climatique, encore aujourd’hui. Comme l’extinction de masse des animaux que nous vivons en ce moment (voir l’article du monde), la plus importante depuis l’extinction des dinosaures et gentiment dénommée « crise de la biodiversité », mais je m’égare. Bref, on nie le fait que ce soit un véritable enjeu et on l’écarte rapidement d’un argument économique qui explique qu’on ne peut rien, hélas, étant donné le coût que cela représente.

 

  • Oui, certains profitent de la mode pour faire du blé sur le dos du bonheur des gens, mais ça n’est pas propre au bonheur au travail : la certification qualité, le lean management, le développement durable, le coaching ont subi et subissent les mêmes excès, les mêmes simplismes, les mêmes incompétences. On peut donc critiquer à raison ces « profiteurs » qui, parfois avec une bonne intention, parfois avec inconscience, parfois avec un réel cynisme et le seul but de s’enrichir. On peut aussi emprunter un autre chemin, étroit, qui consiste à changer de paradigme, c’est-à-dire à penser et agir dans un autre référentiel, une autre vision des organisations, une autre manière de se relier pour vivre l’entreprise. Il se trouve que dans ce monde d’incertitude, la seule certitude possible ne peut se trouver qu’à l’intérieur. Une paix, une sérénité, fondée sur un bien-être physiologique, psychique et spirituel. Derrière ces notions puissantes, certains pourront parler de bonheur. L’activité principale de nos vies étant le travail, la question du lien entre bonheur et travail est inévitable. La poser est source d’inspiration et de créativité. Toute réponse mercantile ou critique évite en fait ce débat nécessaire.

Ça fait 2500 ans qu’on sait ce qu’il faut faire …

 

La sagesse, parce qu’elle est sagesse, est antique. Elle pose depuis les débuts de l’humanité des vérités subtiles et intemporelles. Ce proverbe chinois parle mieux du sujet que quiconque : « C’est par le bien faire que se crée le bien-être ».

Des travaux de recherche menés au Québec depuis plus de dix ans ont traduit en termes plus opérationnels cette approche du bien-être centrée sur la qualité du travail. Elle pose deux conditions du bien-être au travail :
  • Faire un travail de qualité : c’est-à-dire de « bien faire » son travail, de façon efficace, dans les « règles de l’art », de façon à satisfaire le client (conditions de réalisation du travail)
  • Faire un travail qui permet d’apprendre, de se perfectionner, d’évoluer (conditions d’épanouissement au travail)

et donne deux sens au travail :

  • Faire un travail utile, qui crée de la valeur
  • Travailler en bonnes relations avec les autres : pouvoir s’entraider, pouvoir compter sur le soutien de ses collègues et de son supérieur hiérarchique, travailler en équipe, se sentir reconnu

 

La performance n’est donc plus une finalité, mais la conséquence du bien-faire et du bien-être. Autrement, dit, il faut décorréler toute notion de bien-être de la notion de performance. Car aussi paradoxal que celui puisse paraître, c’est en cherchant le bien-être sans autre but que lui-même que les bienfaits se produisent. En fait, la question fondamentale qui n’est jamais posée est de casser l’idée que la rentabilité de l’entreprise est la finalité de toutes ses actions. C’est une croyance profondément ancrée que le but de toute entreprise est de gagner de l’argent, mais profondément fausse : c’est comme dire que le but de tout véhicule, c’est de mettre de l’essence dans le moteur. L’argent est le carburant de l’entreprise pour qu’elle aille quelque part. La rentabilité est absolument nécessaire, mais elle n’est en aucun cas la destination ! Le but de tout véhicule, c’est de nous emmener quelque part. Voilà le sens de ce chemin étroit, qui consiste à changer de paradigme.

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  1. Bonjour
    Bravo pour cet article !
    Tu écris « la question fondamentale qui n’est jamais posée est de casser l’idée que la rentabilité de l’entreprise est la finalité de toutes ses actions. » Je suis sur le plan philosophique d’accord avec toi. Dans la réalité de quasiment toutes les entreprises que je fréquente « la rentabilité de l’entreprise reste la finalité de toutes ses actions ». Ses dernières 11 années, en tant que dirigeant de transition, j’ai fréquenté les actionnaires et dirigeants d’une dizaine de groupes européens et des centaines de managers. J’ai mis maintes fois mis en avant d’autres finalités que la rentabilité avec la sensation d’être un Don Quichotte face aux moulins à vent.
    Ton article contribue à contrer ces vents contraires à la raison.
    Bonne continuation !

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